Cinéma, séries, musique… La culture ukrainienne en liberté
► Cinéma et séries
♦ Volodymyr Zelensky, le trublion
Serviteur du peuple (saison 1), de Volodymyr Zelensky
Vassili Goloborodko, modeste professeur d’histoire, est élu président de l’Ukraine avec 67 % des voix. Ses électeurs ont été convaincus par une diatribe publiée sur YouTube, dans laquelle il fustige la corruption au pouvoir : « Ces salauds ont des noms différents mais font la même merde ! » Du jour au lendemain, ceux qui le méprisaient lui déroulent le tapis rouge, son emprunt à la banque s’efface et il emménage dans une somptueuse demeure décorée d’un lustre en or datant de la crise de 2008…
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Vassili Goloborodko est l’alter ego de l’actuel chef de l’État ukrainien, Volodymyr Zelensky. Et pour cause : ce dernier est le créateur et l’interprète de cette série sortie en 2015, et qui a des airs de prémonition. Qui aurait imaginé que, quatre ans plus tard, l’acteur comique enfilerait effectivement le costume de dirigeant ? Personne n’avait en tout cas prévu de le découvrir cerné, implorant chaque jour l’aide de l’Union européenne alors que son pays subit les bombardements…
Jusqu’au 18 mai sur arte.tv
♦ Oleh Sentsov, le rebelle
Rhino / Volodomyr Cheppel/Arthouse Traffic
Avant de devenir réalisateur, Oleh Sentsov tenait une salle de jeux vidéo à Simferopol, en Crimée. Cet autodidacte en a tiré la matière de son premier long métrage, Gamer, sorti en 2011 et autoproduit. Le film raconte l’histoire d’un jeune joueur surdoué, qui a des difficultés à composer avec le monde réel. Réalisé avec un tout petit budget, il n’en est pas moins un saisissant portrait de sa génération. Un autoportrait, aussi.
Lui-même ne compose pas. Il a quelque chose d’un ours : haute silhouette un peu gauche, poignée de main rude et parler direct. Il défend l’intégrité de l’Ukraine face à la dictature de Poutine. Ces derniers jours, à 45 ans, il a pris les armes, à Kiev. Déjà en 2014, il s’était opposé à l’annexion de la Crimée par la Russie. Il avait alors été condamné à vingt ans de prison par la justice russe. Une mobilisation de cinéastes du monde entier avait permis sa libération en 2019. Revenu en Ukraine, Oleh Sentsov avait alors repris sa caméra et terminé son second film, Rhino. Il a été projeté pour la première fois sept jours avant le début de la guerre…
♦ Kira Mouratova, l’engagée
Dans Les Longs Adieux (1971), son film tourné dans un noir et blanc lumineux, Kira Mouratova, réalisatrice soviétique puis ukrainienne (décédée en 2018) qui a passé toute sa vie à Odessa, raconte la relation douloureuse d’Evgenia, une mère divorcée, et de son fils adolescent, Sacha. Alors que celui-ci hésite à partir rejoindre son père, Evgenia fait tout pour le retenir.
Privilégiant les ellipses, Kira Mouratova compose un récit fracturé, comme le dialogue impossible entre ces deux êtres. Portrait d’une femme qui vacille et d’un jeune homme qui s’éveille au monde extérieur, le film interroge les promesses non réalisées et les désirs incertains. Émaillé de discrètes piques contre l’absurdité de la société soviétique, ce long métrage mélancolique questionne la nature des liens humains et la place des individus dans la famille et le groupe. Glissant parfois à la frontière de l’onirique, la caméra douce et sensuelle de Kira Mouratova compose de magnifiques portraits et capte d’intenses instantanés de nature et de vie.
À voir gratuitement sur Henri, la plateforme de la Cinémathèque française, jusqu’au 5 avril.
♦ Sergueï Loznitsa, le désespéré
Noir, c’est noir. L’univers du cinéaste Sergueï Loznitsa est sombre comme du goudron. Un monde implacable, sans loi, sans espoir. Né en 1964 en Biélorussie soviétique, il a suivi sa famille à Kiev. Mathématicien prometteur, engagé comme scientifique à l’Institut de cybernétique, il travaille sur l’intelligence artificielle. Après l’effondrement de l’URSS et la période de trompeuse euphorie qui s’ouvre, il bifurque vers l’Institut national de la cinématographie de Moscou.
Depuis vingt ans, il passe de la fiction aux documentaires, avec près de vingt-cinq films percutants, dérangeants, concentrés sur les décombres d’une humanité ravagée par le rouleau compresseur du passé soviétique. Régulièrement sélectionnées au Festival de Cannes, ses œuvres font sensation par leur style sec et frontal : Mon Bonheur (2010), Dans la brume (2012), prix de la Critique internationale, Une femme douce (2017).
Ce qu’il décrit, c’est un monde post-soviétique orwellien, la face sombre d’une humanité livrée à ses pires instincts, encouragés, impunis, comme dans le glaçant Donbass (2018). Loznitsa ne cesse de répéter qu’il filme ce qu’il a sous les yeux, l’éternel retour de la cruauté.
Il vient d’achever Histoire naturelle de la destruction, un documentaire sur le bombardement des villes allemandes à la fin de la Seconde Guerre mondiale. Pour Maïdan, en 2014, il s’immerge pendant quatre mois au cœur de la révolte populaire contre les Russes qui finit dans le sang et la liberté retrouvée. Le peuple est l’acteur majeur de l’avenir de l’Ukraine, dit-il. Que la Russie le veuille ou non.
Loznitsa rêve maintenant de filmer Poutine sur les bancs du Tribunal pénal international de La Haye, où il pourrait être jugé un jour. Action !
La plupart des films de Sergueï Loznitsa sont disponibles en DVD.
À lire : Sergueï Loznitsa. Un cinéma à l’épreuve du monde, Presses universitaires du Septentrion, 274 p., 25 €
► Musique
♦ DhakaBrakha, les héritiers

Avec leurs hautes toques sombres et leurs longues robes brodées, les quatre musiciens et musiciennes du groupe DhakaBrakha, littéralement « donner/prendre », représentent un art ukrainien à la fois solidement attaché à ses racines et résolument moderne. Les DhakaBrakha puisent leur répertoire dans l’immense héritage des chants polyphoniques ukrainiens, qu’ils revisitent à l’aide de percussions, d’accordéon et de violoncelle. Le groupe, qui s’est déjà produit plusieurs fois en France, est à l’affiche de La Filature de Mulhouse le 27 mars et du théâtre Monfort à Paris le 28 mars.
Une autre formation, les Dakh Daughters, dans le registre du cabaret punk, fait également entendre la voix du peuple ukrainien ces jours-ci dans l’Hexagone. Ces deux ensembles ont été lancés au milieu des années 2000 par le metteur en scène Vlad Troïtskyi, fondateur du théâtre Dakh (« théâtre sur le toit ») à Kiev, où il se trouve encore actuellement, réfugié à une vingtaine de kilomètres de la ville. Il est également à l’origine, en 2007, du GogolFest, un grand festival pluridisciplinaire, clin d’œil au célèbre écrivain d’origine ukrainienne (lire ci-contre).
lafilature.org et lemonfort.fr
♦ Valentyn Sylvestrov, le contemplatif
Le compositeur Valentyn Sylvestrov voulait rester à Kiev mais, à 84 ans, il a dû se résoudre à quitter sa ville. Considéré comme un maître de la musique ukrainienne, cet homme engagé pour l’art et l’indépendance de son pays fut d’abord un moderne, inscrivant sa trajectoire en parallèle à celles de Pierre Boulez, Luigi Nono ou Karlheinz Stockhausen. Un radicalisme qui lui valut d’ailleurs l’exclusion de l’Union des compositeurs soviétiques. Son style marque une rupture dans les années 1970 : Sylvestrov adoucit son écriture, se tourne vers le répertoire du passé (Bach, Mozart, Mahler…) et tend à l’épure. L’émotion et l’appel à la contemplation dominent dans son Requiem pour Larissa, en hommage à son épouse décédée. Il y a vingt ans, son Hymne 2001 déployait, lui aussi, de longues lignes pudiques et caressantes, espoir d’une paix future entre les hommes et les nations…
Parmi de nombreux enregistrements : sa 5e Symphonie sous la direction de David Robertson (label Sony Classical)
À noter qu’il a composé la musique du film de François Ozon Le Temps qui reste.
♦ Alexander Tsymbalyuk, la voix
Il y a quelques jours encore, sur le plateau de l’Opéra Bastille à Paris, le libertin Don Giovanni était entraîné vers les enfers par un implacable Commandeur au timbre de bronze : la basse ukrainienne Alexander Tsymbalyuk. Un artiste que les mélomanes admirent pour sa haute stature élégante, son aura de comédien et les harmoniques chaleureux de sa voix aux graves impressionnants.
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Né en 1976, le chanteur a d’abord étudié au conservatoire d’Odessa, où réside encore une partie de sa famille. C’est dans la troupe de l’Opéra de Hambourg, en Allemagne, qu’Alexander Tsymbalyuk s’est d’abord frotté au grand répertoire lyrique et, désormais, de Puccini à Verdi et de Mozart à Wagner, il est engagé par les théâtres du monde entier. L’opéra russe, de Tchaïkovski à Chostakovitch, s’invite bien entendu régulièrement à son agenda, avec une mention particulière pour le Boris Godounov de Moussorgski (1), fresque somptueuse et tragique qui relate l’ascension puis la chute du tsar, au tournant des XVIe et XVIIe siècles…
► Littérature
♦ Serhiy Jadan, l’emblème

Serhiy Jadan en septembre 2016. / Leemage via AFP
Serhiy Jadan est un artiste complet, autant apprécié des Ukrainiens pour ses poèmes et ses romans que pour ses tournées musicales avec son groupe Jadan i Sobaky (« Jadan et les chiens »). Originaire de Kharkiv, grande ville industrielle de l’est du pays, il décrit dans ses livres, écrits exclusivement en ukrainien, l’ambiance de ces régions de l’Est, dont la population vit en suspension entre le monde soviétique d’hier et l’Ukraine nouvelle. La Route du Donbass, paru en français en 2013 (Les Éditions Noir sur Blanc, 368 p., 23 €), raconte l’histoire de deux frères qui se battent pour garder une station-service malgré les pressions d’un groupe de bandits locaux qui souhaitent s’en emparer. Le livre a été adapté au cinéma en 2018 par Iaroslav Lodyhin, sous le titre Les Champs sauvages (« Dike Pole »). Il est aussi l’auteur de Anarchy in the UKR, un récit traduit en français en 2005 par Iryna Dmytrychyn, où il est question de voyages en train et de soirées alcoolisées.
Jadan est aussi connu pour ses concerts de rock, avec son groupe qui joue une musique festive et pleine d’énergie. À 47 ans, il est le chef de file du renouveau de la culture ukrainienne, le plus visible au sein de sa génération qui compte aussi des écrivains comme Yuri Andrukhovych ou Irena Karpa. Depuis le début de la guerre, il s’est engagé dans l’aide aux défenseurs de l’Ukraine en faisant des concerts pour les soldats.
♦ Andreï Kourkov, le conteur
Andreï Kourkov, 61 ans, est resté pour témoigner du basculement de son pays dans la guerre. Cet Ukrainien de langue russe, auteur d’une œuvre traduite en 36 langues, n’est plus publié en Russie depuis la « révolution orange » de 2004. Dès Le Pingouin (Liana Levi, 2000), Kourkov a su capter ensemble l’histoire et l’actualité de son pays avec des romans aux allures de contes, mêlant le cocasse au tragique.
→ ENTRETIEN. Andreï Kourkov : « Même les ballerines de l’Opéra de Kiev se sont enrôlées… »
Son œuvre, souvent prémonitoire, révèle le sentiment national des Ukrainiens, « des anarchistes organisés dans l’âme », dit-il. Dans Le Dernier Amour du président (2004), il a raconté les déboires d’un dirigeant tourné vers l’Europe juste avant l’intoxication de Viktor Iouchtchenko. Son Journal de Maïdan relatait l’occupation de la place de l’Indépendance de Kiev en 2013, « nouvel emblème de l’Ukraine tout entière ». Et dans Les Abeilles grises, tout juste traduit par Paul Lequesne (2), il s’empare du conflit opposant l’armée ukrainienne aux séparatistes du Donbass, dont les suites se déploient aujourd’hui.
♦ Gogol, l’âme
Loin de notre XXIe siècle et de l’actualité, Nicolas Gogol, le grand nom de la littérature russe classique ? Au contraire, la lecture de son roman Taras Boulba, lutte d’un chef cosaque du XVIIe siècle contre les maîtres polonais de l’Ukraine, rappelle que l’histoire tourmentée du pays remonte à celle de ces guerriers paysans qui savaient s’unir quand leur liberté était menacée. L’épopée relate la double résistance contre les Polonais et les Tatars, la radicalité d’un chef qui tuera son fils cadet de ses mains pour avoir trahi sa foi orthodoxe et son pays en s’éprenant d’une Polonaise catholique.
Quand Gogol écrit son roman (une première version paraît en 1835), son pays est passé pour grande partie dans l’empire tsariste, et cet enfant de la petite aristocratie ukrainienne a fait le choix d’écrire en langue russe pour toucher un public vaste. Ses Soirées du hameau, nouvelles entre comique et fantastique, inspirées par les récits de sa mère ou de voisins, expriment l’essence de l’âme ukrainienne. Elles montrent aussi le désir d’indépendance de fiers Ukrainiens et leur douleur à se sentir sous le joug d’un autre pays.
► Photographie
♦ Alexander Chekmenev, le regard
Louhansk 1995 / Alexander Chekmenev
Né en 1969 d’un père russe et d’une mère ukrainienne, dans le Donbass, à Louhansk, Alexander Chekmenev y commence sa carrière de photographe dans un petit studio de la ville au moment de la chute de l’URSS. Il consacre son temps libre à photographier les gens dans la rue, dans les cafés, aux anniversaires, mariages ou enterrements et le soir, il suit, appareil en bandoulière, les secours d’urgence. La pellicule étant rare et chère, il ne prend qu’une photo par scène.
À l’indépendance du pays, les passeports soviétiques doivent être remplacés par de nouveaux passeports ukrainiens. Alexander Chekmenev est missionné par la ville pour prendre en photo des personnes malades, invalides, trop âgées ou trop pauvres pour se déplacer. Il pénètre au cœur des foyers et, ne se contentant pas du simple portrait sur fond de drap blanc, il en profite pour photographier en couleurs le hors-champ de ces existences désolées, bien loin du bonheur soviétique et des portraits d’identité aseptisés en noir et blanc pour lesquels il est mandaté. Découverte une vingtaine d’années après, cette série le fera connaître à l’étranger.
À partir de 1997, il s’installe à Kiev, où il travaille pour la presse comme photojournaliste, tout en continuant son œuvre documentaire, portant son regard sur les plus démunis. Il se rend régulièrement dans le Donbass où il illustre la vie des mineurs. Il suit également la guerre du Donbass durant laquelle il réalise une très belle série de portraits de ces « guerriers » improvisés, issus de toutes les couches de la société, du vieux paysan à la jeune étudiante. Malgré la peur et la fatigue qui se lisent sur leur visage, ils font face avec courage et détermination, munis d’armes de fortune. Des images qui entrent cruellement en résonance avec l’actualité.
Il est actuellement à Kiev où il continue à photographier à hauteur d’homme. Il a commencé une série de portraits sur les personnes réfugiées dans le métro, privilégiant la parole et l’échange. « Je n’ai pas l’âme d’un photographe de guerre, dit-il, mais je me suis donné comme règle de sauver d’abord les femmes et les enfants. Ensuite mettre à l’abri les négatifs et les appareils. Et alors seulement prendre soin de soi. »
► Art contemporain
♦ Nikita Kadan, le témoin
Depuis le début de la guerre, il vit entre son appartement et la galerie Voloshyn à Kiev, un ancien abri antiaérien de l’époque soviétique. « Je ne me sens pas paniqué. Je suis assez actif, affirme-t-il, [même si] les explosions se rapprochent et résonnent de plus en plus souvent. » Exposé en solo au PinchukArtCentre de Kiev en 2021, représenté par la galerie Jérôme Poggi à Paris, Nikita Kadan, 40 ans, avait réalisé dès 2015 des œuvres inspirées de voyages dans le Donbass : une sculpture, The Shelter, montrant un musée bombardé, des photos d’archives de la propagande soviétique noircies dans des boîtes emplies de charbon… « La Russie avait déjà commencé à envahir l’Ukraine, et beaucoup estimaient qu’elle n’attendait que l’achèvement du gazoduc Nord Stream 2 pour pousser son armée plus loin. »
Aujourd’hui, il veut « témoigner de la catastrophe en cours » en répondant aux médias et en organisant des événements à l’étranger. Il dessine au fusain aussi « les civils pacifiques qui se font tirer dessus et les jeunes soldats russes qui trouvent la mort ici, en Ukraine. Ces corps me permettent d’exprimer quelque chose d’universel, par-delà le nationalisme ». Il aimerait convaincre les Européens de s’engager dans la guerre, « non par humanité mais par raison. Nous sommes tués à la porte de votre appartement et vous attendez. Soyez sûrs que Poutine va franchir toutes les lignes rouges et pénétrer chez vous aussi ».
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« Une scène culturelle vibrante et spontanée »
Francky Blandeau, attaché culturel et ancien directeur de l’Institut français en Ukraine (2011-2014)
« L’Ukraine est un pays dont on connaît mal l’histoire et la culture en France. Cela n’est pas anodin dans le contexte actuel puisqu’il nous faut en quelque sorte rattraper notre retard pour comprendre ce qui se joue sous nos yeux. C’est moins le cas dans d’autres pays, l’Allemagne par exemple, où les liens sont plus forts. À l’image du pays, la communauté culturelle demande simplement à respirer et à bénéficier d’écoute et d’espace pour affirmer l’identité ukrainienne. À Kiev et ailleurs dans le pays, la scène culturelle et créative est vibrante, spontanée, véritablement effervescente. Tout semble possible ! Elle est aussi citoyenne, au sens où les artistes sont engagés et très connectés aux différentes sphères de la société ukrainienne : chacun éprouve dans son histoire personnelle et familiale les tourments d’un pays qui n’a pas été épargné… Les artistes ukrainiens partagent un même désir d’ouverture vers l’Europe. Pour eux, les espaces de création et de liberté se trouvent clairement de ce côté-là. »
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